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Dimanche 3 juillet – 09 h 30
Le commissaire dégustait son café sur le perron, profitant des dernières fraîcheurs avant la chaleur étouffante.
La Laguna vint se garer en bas des marches. Le capitaine revenait de son petit tour matinal. Le rituel journaux-cigarettes-croissants. Tiercé en plus, le dimanche. Il monta l’escalier et tendit le quotidien à son patron.
— Lit la Une...
Il partit se chercher un jus dans la cuisine, réapparut quelques instants après. Il s’installa à côté de Franck, guettant une réaction inévitable sur son visage.
— J’en croyais pas mes yeux ! fit Laurent. La petite nous avait caché sa grande histoire d’amour avec un maton ! Ce pauvre type va s’en prendre plein la gueule pour pas un rond.
— Incroyable, murmura Franck.
Il semblait préoccupé.
— Qu’est-ce que tu as ? demanda le capitaine. Tu tires une de ces tronches !
— C’est... C’est Didier... Il dort. Et il n’est pas près de se réveiller.
— Quoi ?
— Je l’ai surpris dans la chambre de Marianne, cette nuit...
— Il était en train de la sauter ?
— Il en était aux préliminaires.
— Il s’emmerde pas celui-là ! répliqua Laurent en riant. Elle était d’accord au moins ou...
— Plus que d’accord ! Elle lui avait filé rancard...
— Mais pourquoi a-t-elle choisi cette demi-portion... ? Tu veux dire qu’elle avait l’intention de...
— Bien sûr ! Elle comptait se tirer en pleine nuit ! Tu te souviens des médocs que tu lui as ramenés hier ? Eh bien, le mélange des deux, donne un puissant somnifère... Il a monté à boire, elle en a versé dans sa bière... Et puis je suis arrivé. J’ai renvoyé Didier dans sa piaule ; dix minutes après, il s’est écroulé comme une masse. Il n’a même pas eu le temps d’arriver à son pieu !
— Je rêve ! Tu as réagi comment pour Marianne ?
— Je... lui ai donné une petite leçon. Je lui ai fait peur... Enfin, je crois !
— Et Didier ?
— Je sais pas encore... Je vais peut-être le dégager du groupe. Il est bien trop faible, il ne fait pas le poids face à une fille comme elle. S’il fait encore une connerie et qu’elle nous échappe ?
— T’as peut-être raison... En tout cas, il faut que tu sois plus dur avec elle, Franck.
— Je ne veux pas qu’elle nous haïsse... Je comptais installer une relation de confiance.
— Ben, c’est raté mon pote ! Cette fille est cinglée, tu n’y peux rien...
— Elle n’est pas cinglée. Mais t’as raison sur un point ; pour la relation de confiance, c’est cuit...
— Il faut lui foutre la trouille ! Une bonne fois pour toutes ! Qu’elle ne s’avise pas de recommencer... Le problème, c’est qu’elle n’a peur de rien.
— Cette nuit, je pense vraiment l’avoir terrorisée. Je lui ai fait croire que j’allais la...
Laurent mit quelques secondes à comprendre.
— T’as fait ça ? !
— Ben... Je crois que c’est la seule chose capable de l’effrayer... Sauf que maintenant, elle sait que je bluffais.
— Ouais, c’est ce que je disais, y a rien qui lui fait peur ! Rien qu’on puisse faire, en tout cas.
— Si. Elle a forcément peur de mourir. Tout le monde a peur de mourir. Seulement, elle est inconsciente, voilà le problème. Prête à prendre beaucoup de risques... Elle n’a pas l’intention de bosser pour nous, elle ne l’a jamais eue. Elle refuse de tuer, même pour obtenir sa liberté. Elle veut se tirer, c’est sa seule obsession... Faut qu’elle réalise que nous sommes prêts à tout. Même à la descendre.
Il y eut un long silence puis Laurent partit à rire. Bien mal à propos.
— Pourquoi tu te marres comme ça ? s’étonna le commissaire.
— J’imagine Didier en train de... Il a eu chaud !
Il était plié en deux, Franck rigola à son tour.
— Elle en aurait fait qu’une bouchée ! ajouta le capitaine.
— T’as raison ! Si je l’avais pas sorti de là...
Philippe apparut sur le perron, l’air paniqué.
— Les mecs ! Didier est par terre dans sa chambre ! J’ai essayé de le réveiller mais...
Ses deux collègues éclatèrent de rire, il les dévisagea avec une incompréhension cocasse.
— Viens ! dit Laurent. On va te mettre au parfum...
Cellule 213 – 09 h 45
Daniel se pencha pour voir son visage dans le miroir microscopique collé au-dessus du lavabo branlant.
Sous sa barbe de trois jours, se dessinaient ses joues creusées. Ses yeux, cernés de mauve, hurlaient de détresse. Il n’avait quasiment pas dormi, les sbires de Portier ayant fait le nécessaire. Lumière allumée toute nuit dans la cellule, coups contre la porte. Il s’aspergea le visage d’eau froide javellisée. Se fit une toilette rapide. Alla se rallonger sur le matelas qui plia sous l’effort.
Que faire d’autre, ici ? Enfermé entre quatre murs, privé de liens. Privé de tout. Il somnola, entendit les gars descendre en promenade. Avant, c’était lui qui les accompagnait. Quand il n’était que simple maton dans le bâtiment A. Avant d’être promu gradé et de prendre ses fonctions chez les filles.
Maintenant qu’il n’avait plus que ça à faire, il pensait à sa vie. À son passé. Comme s’il relisait un mauvais livre. Une histoire qui ne lui avait jamais plu. Mais il n’avait que celle-là. Une vie de merde, en somme. Une vie passée derrière les barreaux, qui se terminait logiquement. Derrière les barreaux.
Un travail épuisant, ingrat, mal payé. Un travail où il aurait voulu être utile mais où il n’avait que tourné des clefs dans des serrures. Ouvrir et fermer des grilles. Des milliers de fois. Une vie à l’ombre, jalonnée d’horreurs carcérales. Dans les entrailles pourries de la société, dans ces catacombes où personne ne voulait descendre. Là, au milieu des assassins, escrocs, dealers, violeurs, braqueurs, maquereaux. Des caïds ou des quidams devenus délinquants au gré d’un virage mal négocié. Une vie au milieu des accidentés de la vie. Et de tous les innocents qui croupissent dans les geôles.
Tant d’amertume, de frustration. Quelques lueurs d’espoir, quelques rares bons moments. Il avait croisé des destins hors du commun, appris à ne plus se fier aux apparences. Aux jugements hâtifs.
Une vie comme il en existe tant. Jusqu’au jour où... Où il avait croisé son regard noir. Où il s’était attardé sur sa bouche d’enfant capricieuse. Sur les courbes d’un corps taillé pour tuer. Où il s’était laissé subjuguer par une criminelle que tout le monde abhorrait. Par une tueuse capable du pire. Capable de lui donner le meilleur d’elle-même. Il se souvint de la première fois où elle avait été à lui. Quelque chose de si fort qu’il avait compris inconsciemment qu’elle le conduirait jusqu’en enfer. Et qu’il la suivrait les yeux fermés. Un jour ou l’autre.
Qu’elle le ferait marcher sur des braises incandescentes. Et qu’il en redemanderait. Qu’il paierait de sa vie. Un jour ou l’autre. Aujourd’hui, peut-être.
La porte s’ouvrît. Le jeune Ludovic apparut.
Juste derrière lui, un visage illumina la cage. Justine, les bras chargés de cadeaux. Vêtements propres, barres chocolatées. Cartouche de cigarettes, bouquins, nécessaire pour la toilette. Tout ce qu’elle venait d’entrer en fraude, au nez et à la barbe de Portier, avec la complicité de Ludo. Justine, qui souriait et pleurait en même temps.
Daniel la reçut dans ses bras. Ce fut lui qui la consola.
***
Didier ressemblait à un patient en soins intensifs. Ses yeux, gonflés et noircis, avaient du mal à affronter la lumière du jour. Ses gestes saccadés, comme ceux d’un mime débutant, avaient quelque chose de grotesque. Laurent déposa un bol de café fumant devant lui.
— Allez, mon gars ! Bois ça ! Ça va te faire dessoûler !
Franck et le capitaine avaient dû le foutre sous la douche pour le tirer de son coma. D’ailleurs, la Fouine avait encore le pelage mouillé. Il avala lentement son breuvage serré.
— Dur-dur, le réveil, pas vrai ? Ricana Franck.
— Je sais pas ce qui m’est arrivé...
— Tu t’es fait baiser ! Chantonna Laurent d’un ton sarcastique. Par une petite gonzesse !
— Bois ton café, ordonna Franck d’un ton peu engageant. Que tu sois en état de m’écouter...
Les deux hommes s’attablèrent avec lui, tandis que Philippe assistait à l’exécution, debout contre le plan de travail.
— Alors, ça va mieux ? demanda le commissaire.
— On dirait que j’ai bu, j’ai la gueule de bois. Pourtant, j’ai pas bu...
Franck déposa les deux boîtes de médicaments sur la table.
— Juste quelques gorgées de bière. Mais avec un savant mélange à l’intérieur...
— Elle avait mis ça dans la cannette ? Non, ce doit être autre chose... Je dois être malade ou...
— Pendant que tu la pelotais, elle a versé cette merde ! Continua le capitaine. On peut pas faire confiance aux nanas ! Tu sais pas encore ça, à ton âge ?
Franck arpenta la cuisine.
— Elle s’est bien foutue de ta gueule, hein Didier ? Elle t’a eu en beauté ! Tu croyais vraiment qu’elle avait envie de coucher avec toi ? Comment tu as pu être aussi con ! Elle t’a récité le chapitre ça fait des années que j’ai pas fait l’amour avec un homme ! C’est bien ça, non ?
Didier ne répondit pas. Honte fulgurante.
— Elle a juste oublié de te raconter qu’elle se tapait un surveillant en taule ! Railla Laurent. C’est dans le journal d’aujourd’hui !
Didier pliait sous les coups. Il préféra garder le silence. Il aurait aimé pouvoir appeler un avocat comme au début d’une garde-à-vue.
Franck posa les deux mains sur la table, approcha son visage.
— Tu te rends compte que si j’étais pas intervenu, elle se serait tirée en pleine nuit ?
— Je... Je suis désolé.
— Désolé ? Tu as bien failli faire capoter la mission ! Pire : elle t’aurait peut-être tué avant de s’en aller... Ou se serait attaquée à nous, pendant notre sommeil... Tout ça parce que monsieur a la bite à la place du cerveau !
Le commissaire reprit sa ronde autour de la table.
— Je vous avais briefés sur Marianne ! Je vous avais prévenus qu’elle était hyper dangereuse, qu’il fallait être extrêmement prudent face à elle... Tu étais là, quand j’ai dit ça, non ?
— Oui, mais...
— Mais quoi ? hurla le patron. Tu as couru le risque de tous nous faire tuer ou de la laisser s’enfuir, tout ça pour une montée d’hormones ? Tu crois qu’on te paye pour sauter une fille ? Non, Didier, on te paye pour la surveiller.
Il s’arrêta enfin de l’écraser. Passa directement à la conclusion de sa diatribe.
— Tu vas réunir tes affaires et rentrer chez toi.
Didier leva des yeux effarés sur son patron.
— Tu me vires ? Mais...
— Il n’y a pas de mais. Tu prends tes affaires et tu dégages. Et je te rappelle que cette mission a un caractère ultra-confidentiel ; si jamais il y a la moindre fuite, tu es un homme mort. Pigé ?
Didier se leva, titubant un peu.
— Donne-moi une deuxième chance, Franck.
— Je ne peux pas me le permettre. Tu rentres chez toi. Quand tout ça sera terminé, je m’arrangerai pour que tu quittes mon équipe.
Le ciel venait de tomber sur le museau de la Fouine. Il quitta lentement la pièce sous le regard un peu désolé de ses anciens coéquipiers.
Marianne ruminait sa défaite, assise au pied de son lit, face à la fenêtre.
Elle déchirait nerveusement un morceau de papier, confettis qui venaient égayer le parquet en chêne. Elle serait encore plus surveillée qu’avant. Le jour J approchait. Quand la contraindraient-ils à tuer ? Demain, peut-être. Malgré une nuit blanche, elle avait de l’énergie à revendre. Celle de la rage. Elle s’en voulait d’avoir eu peur de Franck, cette nuit. De le lui avoir montré, surtout. Mais c’était peut-être ce qui lui avait permis d’échapper au pire. Restait l’humiliation, cuisante.
Elle se remit sur ses pieds d’un bond agile. Décida de s’entraîner. Une nouvelle occasion de présenterait peut-être, il faudrait être prête. Car cette fois, il n’y aurait pas de came pour endormir l’ennemi. Mais une lutte sans merci. Ces mecs étaient sans doute rompus aux méthodes de self-défense qu’on enseigne plus ou moins à tous ceux qui portent un uniforme. Rien à voir avec l’art que maîtrisait Marianne mais ça lui donnerait certainement du fil à retordre. Elle y avait déjà goûté avec les matons qui étaient tous dans l’obligation de suivre ce genre de cours.
Le grand miroir de l’armoire lui renvoya un reflet de haine. Son visage, encore marqué, d’une dureté effrayante. Elle ouvrit la porte, histoire de ne plus se voir. Elle s’échauffa lentement, remettant en marche la machine défaillante. Douleurs en série qu’elle relégua tout au fond, en serrant les dents.
Plus dure que tout, Marianne. Plus forte que tous, Marianne. Elle commença par ses katas favoris, enchaînant les coups mortels mais élégants.
Droite comme un i, pieds légèrement écartés, elle distribua une série de coups de poing dont la puissance fendait l’air sans même le déplacer. Puis une succession de coups de pied. Droits, latéraux, circulaires. Toute sa science y passa. Un arsenal pour casser, écraser, broyer, sectionner. Pour couper les arrivées d’air, les arrivées de sang. Pour briser les os, réduire les cartilages en miettes.
Mais après cette longue démonstration, ses nerfs frémissaient encore sous la peau. Elle n’était pas assez épuisée.
Elle décida de poursuivre par une série d’abdominaux. Ses côtes même pas ressoudées la stoppèrent immédiatement. Alors, elle tenta les pompes. Son poignet gauche, cette fois, se rebiffa. Elle embrassa plusieurs fois le parquet. Se résigna à les exécuter sur un bras.
À ce moment, la porte s’ouvrit. Elle tomba face à deux paires de jambes.
— Très impressionnant...
Elle reconnut la voix du commissaire mais elle avait déjà reconnu ses chaussures. Vingt-cinq, vingt-six, vingt-sept...
— Revenez plus tard, j’suis occupée...
— Lève-toi...
Vingt-huit, vingt-neuf, trente... Elle se redressa, souffla un bon coup et disparut dans la salle de bains. Elle s’aspergea le visage, changea son tee-shirt, endossa son armure mentale avant de revenir dans la chambre.
— Pour les croissants, c’est un peu tard ! dit-elle d’une voix aussi tendue que ses muscles.
Elle termina de s’essuyer la figure avec une serviette qui traînait sur la chaise, alluma une clope.
— C’était au tour de Didier de t’apporter le petit-déj’ aujourd’hui, répondit Franck. Mais il a eu... Comment dire... Un empêchement.
— Alors, vous venez peut-être m’apporter le déjeuner ? Renchérit Marianne en les toisant avec impertinence. C’est dimanche, j’espère que le menu sera à la hauteur...
— Tu nous prends pour tes boys ? rétorqua Laurent.
— Chez les Gréville, on est pas doué pour grand-chose, mais on sait au moins recruter ses domestiques ! Et franchement, j’aurais jamais choisi des brêles comme vous...
Les deux flics encaissèrent sans broncher.
— Ça ne t’intéresse pas de savoir ce qui est arrivé à Didier ? reprit le commissaire.
— Il s’est fait une fracture de la queue à force de se branler ? Il eut un léger moment de stupeur. Laurent se mordit la joue pour ne pas rire.
— Très drôle ! répliqua enfin Franck. Tu es une petite marrante, toi ! Quand tu n’essaies pas de nous la jouer criminelle repentie et bien sage...
— Je la préfère comme ça ! avoua Laurent. Au moins, on sait qui on a en face, maintenant...
— De toute façon, j’en m’en balance de ce qui est arrivé à l’autre crétin... T’as qu’à aller le consoler si ça te chante.
Le commissaire s’approcha, elle ne bougea pas d’un centimètre.
— Je vais avoir du mal à le consoler, murmura-t-il. Il est mort. Marianne, abasourdie, continua à le fixer.
— Il n’a pas supporté le mélange qui tu lui as filé ! Asséna Laurent avec brutalité.
— Impossible ! J’ai jamais vu un détenu crever avec ce mélange ! C’est juste pour endormir, ça ne peut pas tuer...
— Sauf les gens fragiles du cœur, mentit le capitaine. Didier l’était, justement...
— Tu as peut-être eu la main trop lourde, Marianne, poursuivit Franck en allumant une Camel.
— Il est mort d’autre chose ! Et après tout, rien à foutre ! Il peut aller au diable, je vais pas pleurer un flic...
— Ça ne te fait rien d’avoir tué un mec ?
— C’est pas la première fois, rappela-t-elle avec un regard terrifiant. C’est pas mon premier flic.
— Exact, acquiesça le commissaire. Tu as déjà tué quatre fois...
— Cinq. J’ai refroidi une détenue il y a quelques semaines, mais c’est pas encore sur mon CV.
Ses mains tremblaient, elle les cacha dans son dos. Il se posta devant elle.
— De toute façon, tu as raison... Ce n’est pas une grosse perte. Didier n’était qu’un faible. S’il n’était pas mort, je l’aurais tué moi-même.
Cette voix sans émotion, ces yeux, comme durcis par une couche de gel, infligèrent à Marianne un douloureux frisson dans les reins.
— C’était tout de même un flic... Et un flic, même pas très futé, ça vaut toujours mieux qu’une criminelle de la pire espèce...
— Question de point de vue.
— C’est mon point de vue. Tu dois payer pour ça... Tu n’as pas envie d’aller prendre l’air, Marianne ? C’est l’heure de ta promenade...
Elle calcula rapidement ses chances de sortir vivante de cette nouvelle épreuve.
— Qu’est-ce que tu vas me faire ?
Sa gorge était aussi sèche que le Sahara en été. Il afficha un sourire qui finit de la terroriser.
— On a eu plusieurs idées, mes potes et moi... Laurent voulait qu’on te punisse par où tu as péché mais ce n’était pas très élégant.
— Ouais, mais très agréable ! Une petite tournante avec la demoiselle, moi, ça me branche bien...
Marianne sentit son cœur se gonfler d’effroi. Son ventre se tétaniser.
— Moi, ça me tente pas, enchaîna Franck avec une sorte de détachement. On pourrait choper une saloperie. Va savoir ce que les matons lui ont refilé en taule. .. Philippe, lui, a eu une autre idée. Il aimait bien Didier, remarque. Ce qui explique sa haine... Il a suggéré qu’on te balance dans la rivière la plus proche, pieds et poings liés... Quant à moi, j’ai une autre envie. Tu vois, tu es une source d’inspiration pour nous tous, Marianne... Moi, j’ai repensé au cauchemar que tu m’as raconté hier...
Elle arrivait tout juste à respirer.
Laurent approcha à son tour, elle décida de prendre la fuite. Elle bouscula le commissaire, bondit sur le lit avant de s’engouffrer dans le couloir à la vitesse de la lumière. Là, elle tomba nez à nez avec Philippe. Le temps qu’elle réagisse, Laurent et Franck la saisirent par derrière. Elle envoya des coups à l’aveuglette. Percuta une tête, des corps et parvint même à se dégager.
Mais au bout de trois pas, ils s’emparaient à nouveau d’elle. Plaquée au sol, poignets menottés. Laurent la remit debout sans ménagement. Franck avait été touché au visage. Il saignait abondamment, l’arcade sourcilière explosée. Ça allait décupler sa fureur. Mais de toute façon, trop tard pour revenir en arrière. Elle descendit l’escalier sans même toucher terre. Fut jetée dans la salle à manger.
Franck épongea le sang qui inondait son visage et sa chemise blanche impeccable. Marianne avait reculé jusqu’au mur, attendait le châtiment en essayant de maîtriser sa peur.
— Alors, les gars ? S’enquit le commissaire. Qu’est-ce qu’on décide pour elle ?
— On en reste à ton idée, dit Philippe. C’est la mieux... Qu’elle paye. C’est tout ce qui compte...
Elle fut à nouveau empoignée et traînée jusqu’au jardin. Elle se remémora la tombe de son cauchemar, sentit le goût de la terre dans sa bouche. Mais ne prononça pas un mot. Elle n’avait pas eu le temps d’enfiler ses baskets, les pierres blessaient ses pieds nus.
Ils contournèrent la maison, s’arrêtèrent devant une porte métallique. Franck sortit un trousseau de clefs de sa poche, en essaya plusieurs avant de trouver la bonne. Grincement lugubre. Un air brûlant s’exhala de ce qui n’était qu’un minuscule local, une remise de vieux outils de jardin. Philippe dégagea les râteaux, les pioches et balança tout ça un peu plus loin. Il pesta contre les toiles d’araignées qui s’étaient invitées sur son polo.
— Vous n’allez pas me foutre là-dedans ? murmura Marianne avec effarement.
— Voilà ta nouvelle demeure ! annonça Franck. Ta dernière demeure... Au moins, je suis sûr que tu ne vas pas mourir de froid ! Et puis tu ne seras pas seule...
Elle lorgna vers les araignées suspendues au plafond. Une sorte de scolopendre s’évada à la vitesse de l’éclair de ce cloaque nauséabond. Et finit écrasé sous la semelle du commissaire.
— Un de moins ! Plaisanta-t-il. Mais il y en a des centaines à l’intérieur. C’est dommage, tu pourras pas les admirer puisque tu seras dans le noir...
Il effleura son bras nu avec ses doigts. Ça lui procura un frémissement immonde.
— Mais tu pourras les sentir sur ta peau... Tu auras tout le temps de penser à ce pauvre Didier...
Laurent la poussa, elle souleva ses pieds du sol, résista au maximum.
— Déconnez pas ! hurla-t-elle.
— Allez, un peu de cran, Marianne ! lança le capitaine en la portant à bras-le-corps.
Il lui ôta les menottes et la précipita au fond du réduit où elle percuta le mur. Elle s’effondra sur le sol, se releva immédiatement. Se heurta à la porte qui se refermait. Elle se retrouva dans le noir complet.
Souffle coupé. Terrorisée. Peurs d’enfant.
Elle cogna contre le métal bouillant.
— Laissez-moi sortir !
La voix du commissaire se moqua d’elle, de l’autre côté.
— Ne gaspille pas tes forces, Marianne... Sinon, tu tiendras pas longtemps. Tu vas te déshydrater en moins de deux...
— Ouvre cette porte ! Gémit-elle.
— Là, au moins, je suis sûr que tu ne pourras pas t’évader... En attendant, je vais prendre tout le temps nécessaire pour décider comment se débarrasser de toi...
— Laisse-moi sortir ! supplia-t-elle.
Les pas s’éloignèrent, elle s’acharna encore contre la porte à grands coups d’épaule. Jusqu’à ce qu’elle renonce, se fige dans la solitude. Ses yeux s’habituaient à la pénombre, un rai de soleil criard au-dessus de la porte lui procurait un faible éclairage. Elle était enfermée dans un rectangle d’un mètre sur trois. Pas plus. Une sorte de cercueil où la température devait dépasser les quarante degrés.
Elle suffoquait de peur. Tenta de se contrôler. C’est juste une punition. Ils vont venir me chercher dans une heure, tout au plus...
Elle n’osait ni s’asseoir par terre, ni s’appuyer au mur. De crainte d’être attaquée par une bestiole de film d’horreur. Sueurs froides, bien que dans une sorte de four où elle allait cuire à l’étouffée.
Respire, Marianne. Ils vont revenir d’ici peu.... Ne pas perdre la notion du temps. Elle se mit à compter. Une minute toutes les soixante secondes. Son expérience des cachots l’aida à surmonter la terreur qui pouvait la tuer plus sûrement que la chaleur. Avec le pied, elle balaya le sol et s’installa en tailleur.
Ne pas user inutilement ses forces. Garder l’eau contenue dans son corps pour subsister le plus longtemps possible. Elle ferma les yeux. S’efforça de désolidariser son mental de son corps en souffrance. Pense à autre chose. Pense à Daniel... Les yeux bleus s’ouvrirent comme par miracle au milieu des ténèbres. Son sourire. Ses bras qui l’enlaçaient, la protégeaient de la folie des hommes. Elle planait hors de ce gouffre d’épouvante. Ayant réussi en un temps record à déconnecter son esprit de la réalité brutale.
Mais soudain, un fourmillement sur sa peau. Plusieurs paires de pattes qui montaient à l’assaut de son bras. Son état transcendantal se brisa en mille morceaux, clash dans son cerveau. Elle cria, chassa l’intrus d’un revers de main. Puis quelque chose courut sur sa tête, se déplaça rapidement dans la jungle de ses cheveux. Deuxième hurlement. Elle secoua la tête. Son cœur s’affolait. Ce ne sont que des petites bestioles, Marianne ! Elles ne vont pas te bouffer ! Pas pire que les cafards ou les rats du mitard ! Elles ont plus la trouille que moi ! Elles ont plus la trouille que moi...
Elle se boucha les oreilles, replia ses jambes, plaqua son visage à l’abri contre ses genoux. Son dos se trempa rapidement de sueur. La soif commença à la harceler.
Combien de temps ? Il était plus de treize heures quand ils m’ont enfermée. Ça doit faire une demi-heure...
Elle appela le visage de Daniel. Se réconforta à nouveau de ses yeux couleur ciel d’été. Ou couleur mers du sud. Ou couleur... Qu’est-ce qui existe d’autre, bleu comme ça ? Rien, rien qui soit plus beau que ses yeux... Pourquoi il est mort, ce crétin de flic !
Brûlure sur l’épaule. Elle y porta sa main mais l’attaquante était déjà partie. La morsure cruelle devenait une boursouflure. Saloperie ! Elle courait peut-être dans son dos, cherchant à planter ses crochets venimeux ailleurs. Marianne enfila son tee-shirt dans son jean, protégea les accès.
Ils vont me sortir de là. Ils ne me laisseront pas crever. Ils ont trop besoin de moi. Ça doit faire une heure maintenant. J’ai soif. J’ai faim.
Non, je n’ai pas soif. Ni faim. Je n’ai même pas peur.
— Enfoirés de flics ! Venez-vous battre si vous êtes des hommes ! Te vais vous arracher les tripes, espèces de salauds !
Le silence la nargua. Elle cessa de gaspiller le peu de salive qui irriguait encore sa bouche. Se mit à osciller d’avant en arrière. Une nouvelle bestiole à mille pattes rampa sur son pied, elle secoua sa jambe en gémissant.
Soudain, elle eut la sensation que ça grouillait sur tout son corps. Il y en avait partout. Hystérique, elle se leva d’un bond, utilisa ses mains pour faire fuir la vermine virtuelle. Se tapa une crise de nerfs, une crise de larmes.
Calme-toi, Marianne... Tu délires... Calme-toi, putain...
Elle se rassit, reprit sa position fœtale, pensa de nouveau à Daniel. Son esprit se tendait vers lui. Parle-moi, mon amour... Dis-moi que je vais m’en sortir... Si on y pense fort tous les deux, on peut se parler... On peut s’entendre, j’en suis sûre... Elle oublia les mandibules, les pattes, les antennes qui la frôlaient. Se concentra sur Daniel.
Brusquement, elle poussa un cri. Elle venait d’apercevoir son visage. En sang, massacré.
Elle avait vu ses yeux emplis de rouge. Avait ressenti une souffrance extrême qui n’était pas la sienne...